jeudi 4 octobre 2012

Un artisan du dialogue entre Islam et Occident


« On ne doit pas être l’otage des extrèmistes »
Ekmeleddin Ihsanoglu, secrétaire général de l’Organisation de la conférence islamique
Mercredi 3 octobre, à la résidence de l’ambassadeur de Turquie
« La question la plus sensible dans le monde musulman dans les décennies à venir sera : où tirer le trait entre la politique et la religion? En Islam, la religion a une place dans la politique. Ce n’est pas comme en Europe. Mais le rôle des hommes politiques, c’est de développer leur pays et de résoudre les problèmes économiques et sociaux« .
Ekmeleddin Ihsanoglu est depuis 2005 aux commandes d’une organisation internationale peu visible depuis la France. L’Organisation de la conférence islamique (OCI), qui rassemble 57 Etats membres et qui est basée à Djeddah, en Arabie saoudite, se conçoit comme la représentante d’1,5 milliard de musulmans à travers le monde. Universitaire et diplomate turc né au Caire, Ekmeleddin Ihsanoglu est reçu par les ministres des affaires étrangères à travers le monde – comme Laurent Fabius en début de semaine. Quand il est à Paris, cet homme de grande culture aime se rendre à l’opéra et cette semaine, il a ajouté à son programme une visite du nouveau département des Arts de l’Islam au musée du Louvre.
« L’opinion occidentale a été plus compréhensive envers les musulmans »
« Suite à la diffusion début septembre aux Etats-Unis d’une vidéo islamophobe sur internet, les réactions de violence  ont été beaucoup plus contenues qu’en 2005-2006 après l’affaire des caricatures« , a expliqué mercredi après-midi Ekmeleddin Ihsanoglu devant quelques journalistes réunis à la résidence de l’ambassadeur de Turquie. « Mais ce que je note aussi, c’est la réaction de l’opinion publique occidentale. Elle a été plus compréhensive envers ceux d’entre nous qui regrettait une offense faite à l’islam« .
« Cette fois, beaucoup ont dénoncé un abus de la liberté d’expression »
« En 2005-2006, après l’affaire des caricatures danoises, beaucoup en Occident avaient refusé de les considérer comme grossières et insultantes« , rappelle-t-il. « Et les mêmes défendaient le principe d’une liberté d’expression absolue. Cette fois, beaucoup ont dénoncé un abus de la liberté d’expression et ont considéré que le film et les caricatures en France relevaient d’une incitation à la haine. De notre point de vue, cela viole le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 de l’ONU« .
« Des responsables musulmans engagés dans un dialogue »
« Depuis 2006, l’OCI et des responsables musulmans se sont engagés dans un dialogue avec différentes instances et responsables occidentaux« , souligne Ekmeleddin Ihsanoglu. « Un moment important a été l’adoption en avril 2011 au conseil des droits de l’homme de l’ONU de larésolution 16/18 sur la Lutte contre l’intolérance, les stéréotypes négatifs, la stigmatisation, la discrimination, l’incitation à la violence et la violence visant certaines personnes en raison de leur religion ou de leur conviction« .
« Quatre organisations délivrent un message de paix et de tolérance »
« Nous travaillons aussi beaucoup avec le Département d’Etat américain et avec  la Haute représentante de l’Union européenne (UE) pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Catherine Ashton. Nous avons publié une déclaration conjointe de l’OCI, de l’UE, de la Ligue arabe et de l’Union africaine le 20 septembre visant à transmettre un message de paix et de tolérance et à condamner l’intolérance et la violence. Ces mécanismes de consultation fonctionnent. Par exemple, une rencontre OCI-UE avec Mme Ashton aura lieu avant la fin de l’année au Royaume-Uni« . À titre personnel, Ekmeleddin Ihsanoglu avait été en 2007 un des cosignataires d’une  lettre ouverte aux leaders religieux chrétiens intitulé « A common word » (« un nom en commun ») qui appelait au dialogue et à la tolérance entre musulmans et chrétiens, en se fondant sur un passage du Coran, le livre sacré des musulmans.
« Bien sûr que l’on peut critiquer l’islam »
« Bien sûr que l’on peut critiquer l’islam« , souligne le secrétaire général de l’OCI, qui a donné le 24 septembre dernier une conférence à l’université Columbia près de Washington intitulée « Le monde musulman dans le nouveau siècle ». « Il y a d’ailleurs des écoles de pensée très différentes au sein de l’islam. Mais le débat doit être mené dans le respect de l’autre. La critique, oui; l’insulte, non, car elle est provocante« .
« Les plus radicaux vont disparaître »
Cheville ouvrière d’une organisation dont certains membres s’opposent vigoureusement, comme l’Iran et l’Arabie saoudite, Ekmeleddin Ihsanoglu n’ignore pas les contradictions internes au monde musulman et à l’intérieur même des pays musulmans. Concernant les révoltes dans le pays arabes, il se dit convaincu que « les plus radicaux vont disparaître aux prochaines élections, car ils n’ont pas de programme« .
« Les groupes islamistes étaient les seuls organisés »
En Tunisie ou en Egypte, « ce sont les groupes islamistes qui ont dominé les premières élections libres. C’est normal« , analyse-t-il. « Ils étaient les seuls organisés, pas tant du point de vue politique que comme acteurs et réseaux sociaux. Quand les portes de la politique se sont ouvertes, ils se sont transformés en politiciens« .
« Des groupes radicaux les concurrencent aujourd’hui mais ils sont beaucoup moins organisés. Et la question aujourd’hui est : comment les partis islamistes au pouvoir vont-ils se transformer? Vont-ils rester des activistes sociaux ou devenir des leaders politiques? Vont-ils bâtir un programme de gouvernement de leurs pays? »
« Une distinction va se produire entre traditionnalistes et modernistes« 
« Nous sommes dans une période de transition« , rappelle le diplomate. « Il va s’établir progressivement une distinction entre radicaux et modérés, entre traditionnalistes et modernistes. Le courant dominant, en tout cas, ne réussira que s’il résout les problèmes sociaux et économiques qui ont été à l’origine des soulèvements. Les mots d’ordre étaient : liberté; pain; dignité. Au début, il n’y avait pas de slogans religieux« .
« La démocratie ne s’apprend pas en un jour »
De nationalité turque, Ekmeleddin Ihsanoglu ne tient pas à faire de son pays un exemple. « Chaque pays musulman a sa propre structure nationale« , souligne-t-il. « La Turquie a une longue histoire de démocratisation qui a démarré au milieu du 19° siècle. Elle a commencé à expérimenter le droit de vote dans un cadre de pluralisme politique dans les années 1950. Cela ne s’apprend pas en un jour ! »
« La Turquie, la Malaisie, l’Indonésie, le Sénégal, sources d’inspiration »
« L’exemple turc ne peut pas être reproduit mais il peut être une source d’inspiration« , ajoute ce diplômé de la faculté des sciences d’Ankara et de l’université Al Azhar du Caire. « Tout comme la Malaisie, l’Indonésie ou même le Sénégal,, elle montre que l’islam et la démocratie, l’islam et le multipartisme, l’islam et le développement économique sont compatibles« .
 Ekmeleddin Ihsanoglu applique aussi son message de dialogue à la Syrie, pays suspendu de l’OCI en août dernier lors d’un sommet extraordinaire à La Mecque et où des pays musulmans comme l’Iran, l’Arabie saoudite et la Turquie s’affrontent indirectement. Acteur discret, le secrétaire général de l’OCI a participé en juillet à la conférence des Amis du peuple syrien organisé par la France à Paris. Il sera à la prochaine rencontre à Marrakech. Il a rencontré le mois dernier à New York, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie, Lakhdar Brahimi.
« La guerre en Syrie risque de s’étendre »
  »Les grandes puissances doivent accroître leur pression pour que les combats s’arrêtent« , indique le secrétaire général de l’OCI. « D’une part, le dialogue en Syrie ne peut s’engager tant que les massacres et les destructions se poursuivent. D’autre part, cette guerre, si elle continue, risque de s’étendre » aux pays voisins.
« Il faut un cessez-le-feu en Syrie »
« On ne peut se réjouir de ces combats. On ne peut soutenir l’idée d’une intervention militaire étrangère en Syrie« , poursuit-il. »L’OCI soutient la mission de Lakhdar Brahimi qui cherche l’arrêt des combats. Le problème est que le monde est d’accord sur ce qu’il ne faut pas faire, mais pas sur ce qu’il faut faire« .
« Les dictateurs arabes partiront »
« Il faut un cessez-le-feu pour que la recherche d’une solution politique et pacifique s’engage. Le changement doit venir par le dialogue. Le changement adviendra« , assure Ekmeleddin Ihsanoglu. « Le vent a commencé à souffler. Les dictateurs arabes partiront. Il faudra un sacrifice en Syrie pour résoudre le problème et celui-ci ne pourra venir de la nation qui a déjà tant souffert. C’est le régime qui devra se sacrifier« .
« L’OCI devient un acteur global »
Malgré les tensions internes au monde musulman, l’Organisation de la conférence islamique poursuit son développement. « L’OCI devient un acteur global« , assure son secrétaire général. La Russie y a un statut d’observateur, la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis y ont des envoyés spéciaux – le consul général à Djeddah en ce qui concerne la France. Et l’organisation a ouvert cette année un bureau à Bruxelles. « En Somalie et en Irak, nous avons contribué à faire baisser le radicalisme religieux« , souligne Ekmeleddin Ihsanoglu. « Et nous allons bientôt nommer un envoyé spécial pour le Mali« .

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